Visite au Centre d’accueil et d’orientation des victimes de la torture
Panser les plaies du passé
Depuis sa création en janvier 2001, le centre d’accueil des victimes de la torture a reçu environ 600 ex-détenus et disparus. Il leur prodigue des soins et les oriente vers les hôpitaux spécialisés. Un pas essentiel pour leur réinsertion.
Chifaâ Nassir
Abdelkrim Manouzi, responsable du centre
Un couloir obscur séparé par une porte en barreaux, s’ouvrant et se refermant au son d’un clac très sec. Puis une salle minuscule : la salle d’attente du Centre d’Accueil et d’Orientation des Victimes de la Torture, situé à Casablanca.
Un homme âgé a le regard fixé sur le plafond, il remue ses lèvres sans cesse, et montre des doigts agités.
Chdayli Miloud, 62 ans, vient d’El Jadida, pour faire son diagnostic mensuel au centre. Cet ancien ingénieur, qui a connu la torture dans une prison secrète, de 1962 jusqu’à la fin des années 70, souffre de troubles de schizophrénie. Une torture répétée, des milliers d’heures, sous toutes ses formes.
Il est continuellement hanté par ces mêmes images qui lui reviennent, “je m’attends sans cesse à ce qu’ils viennent me chercher. À un moment, je me suis cru fou ». Après avoir été relâché, la vie n’a pas repris pour Miloud. Seul et délaissé, il s’est réfugié à la campagne, où il a longtemps habité, dans une baraque isolée. C’est une commission médicale d’El Jadida qui, apprenant son état, l’a aidé et l’a orienté vers le centre, où il se rend pour recevoir des soins.
Traitements
Ils sont environ 600 victimes de la torture, appartenant à tous les groupements politiques, ayant bénéficié des soins de ce centre depuis qu’il a vu le jour en janvier 2001.
Toutes ces personnes ont subi différentes formes de tortures et de mauvais traitements, en plus des conditions abominables et traumatisantes dans lesquelles ils ont survécu.
“La plupart souffrent encore à ce jour de séquelles psychosomatiques, de multiples carences vitaminiques, et surtout de multiples handicaps physiques, mentaux et psychologiques. Plusieurs sont décédés quelque temps après leur libération », explique le Docteur Omar Jbiha, membre de la commission médicale du centre. En effet, cette commission est composée de huit médecins, qui ont travaillé pendant de nombreuses années à soutenir les victimes de la torture, de la détention et de la disparition, même dans des temps difficiles. Ces médecins ont longtemps milité pour avoir un cadre d’exercice formel et reconnu par l’État.
Ils sont les mieux appropriés pour accompagner les malades dans leur combat pour reprendre une vie normale et les orienter.
Disparition
Ce réseau a travaillé de façon synergique pour l’accueil de ces victimes, avant l’ouverture du centre dans les locaux des associations de droit de l’Homme. Une mission ardue dans les années noires, au moment où une réelle répression était exercée, lorsque toute voix qui tentait de s’élever pour changer la situation du pays était réprimée. “La répression intéressait aussi bien la victime que son entourage, sa famille, ainsi que la société entière, qui était intimidée, afin qu’il n’y ait pas d’opposition au système instauré », explique le Dr Abdelkrim Manouzi, responsable du centre.
Pendant les émeutes qui ont éclaté au Maroc en 1965, en 81 à Casablanca, en 1984 à Marrakech et en 1991 à Nador, un grand nombre de militants ont été blessés, puis soignés par ces médecins ou par des bénévoles avec les petits moyens dont ils disposaient.
En 1991, il y a eu une ouverture politique au Maroc, particulièrement au niveau des Droits de l’Homme.
Une centaine de disparus qui ont fait 10 à 20 ans dans des prisons clandestines ont été finalement libérés.
En juillet 94, également, il y a eu la libération de 480 détenus politiques, issus de plusieurs groupements politiques, aussi bien la gauche socialiste, la gauche marxiste, les islamistes, que les anciens détenus des provinces du Sud, particulièrement de Kalâat Magouna.
En 1996, et à l’occasion d’un séminaire sur le thème “Santé et Droits de l’Homme » organisé par l’AMDH, de grandes personnalités étrangères des Droits de l’Homme sont venues, dont des médecins d’Amnesty International et de l’Organisation Internationale de Réhabilitation des Victimes de la Torture, IRCT. Un premier contact avec l’IRCT a forgé l’idée de créer ce centre. Cette organisation a trouvé des fonds et des médicaments pour aider l’institution du centre. Parrainé par le Forum Vérité et Justice, ce dernier a entamé son travail en recevant régulièrement des anciens torturés.
Depuis la création du centre, la commission médicale a eu plusieurs rencontres avec le ministère de l’Intérieur et le Secrétaire d’Etat à l’intérieur, Fouad Ali Hima, pour discuter des revendications urgentes des victimes: la libération des détenus disparus encore en vie, la restitution des dépouilles des défunts, ainsi que la prise en charge des cas urgents. “Les anciens grévistes de la faim, qui, pendant six ans, ont été tendus, menottés, et forcés à être gavés avec une perfusion obligatoire, présentent des séquelles très graves et font partie des cas urgents », souligne Dr Manouzi. Il y a également des complications de diabète et de rhumatisme graves parmi les malades. Deux cas très graves, furent envoyés à l’étranger.
Gravité
Sabir Abdellatif, la cinquantaine, était avec le groupe Serfaty. Il avait un problème cardiaque, et fut opéré. Le deuxième, Derkaoui Mohammed, un détenu d’opinion, avait des complications de diabète causés par la longue détention et le mauvais traitement. Il vit toujours en France, où il est pris en charge par l’État. Un troisième cas des plus graves qu’a connu le centre, Mohammed Kacimi, 70 ans, un militant politique arrêté dans la vague des événements Moulay Bouâzza est soigné à l’hôpital militaire Mohammed V. Il souffrait d’une diminution de vue très importante, ayant abouti à la cécité. Il a ainsi perdu toute chance d’être opéré.
Cet ancien disparu de 1973 qui fut libéré après de longues années passées sous une criminelle torture, a eu des fractures de la mâchoire, qui ont fait qu’elle s’est refermée et qu’elle ne pouvait plus s’ouvrir durant de nombreuses années. Il s’alimentait avec des pipettes. Il a été opéré et commence à s’initier à manger normalement. Autant de cas dans le centre, aussi choquant les uns que les autres.
Combat
“En mai 2002, il y a eu un accord avec les autorités afin que cette prise en charge soit décentralisée à travers tout le Maroc sur 10 provinces. A l’époque le wali, Driss Benhima, a appelé les directeurs d’hôpitaux à collaborer avec le centre pour la prise en charge des malades », ajoute Dr Manouzi. A ce jour, il n’ y a que la ville de Casablanca qui a bénéficié de cette faveur. La wilaya a mis un budget à la disposition du centre pour les médicaments. Malheureusement, depuis plus d’un mois, il y a un problème de rupture du stock de médicaments. Cela menace les malades, dans des cas urgents, comme celui qui est en dialyse rénale. Une rupture du traitement signifie la mort certaine.
En attendant un nouveau budget, ces médecins continuent à militer au sein du centre, pour aider les victimes de la torture à survivre, et pour une prise en charge digne et honorable de leur combat.