“On n’a pas vu le soleil pendant 18 ans”
Compagnons de cellule… A. et M. ont été détenus pendant 18 ans dans la prison secrète de Tazmamart. Ils ont aujourd’hui 61 ans.
« A l’extérieur, tout le monde savait que ce bagne existait mais personne ne savait ce qui se passait à l’intérieur », raconte A. « Nous étions 58 répartis sur 2 bâtiments », continue M. « Une trentaine sont morts là-bas. Il y a eu 28 survivants ou plutôt morts vivants. A notre libération, il a fallu réapprendre à vivre, à marcher, à parler ».
A. et M. ont été détenus pendant 18 ans dans l’une des pires prisons secrètes du Maroc à Tazmamart. Cellule n°5 pour l’un et n°12 pour l’autre.
Tous deux s’étaient engagés dans l’armée de l’air. Ils travaillaient dans la même caserne jusqu’au mois d’août 1972 où ils ont été arrêtés après le second coup d’état manqué contre l’avion royal d’Hassan II. « Les véritables coupables nous ont disculpés devant le tribunal car nous n’avions rien fait. Mais le roi avait donné des ordres car c’était des militaires qui avaient tenté cet attentat et il voulait donner l’exemple du châtiment. Nous avons été condamnés à 20 ans et là, le temps s’est arrêté », expliquent les deux compagnons.
Après des séances de torture, ils sont transférés à la prison de Tazmamart où ils passeront 18 ans. Dix huit longues années de mauvais traitements dans une cellule de 2 mètres sur 3 posée sur une dalle de béton. « Un broc. Une assiette. Deux vieilles couvertures. Pas de matelas. Pas de douche. Pas de savon. Pas de médicaments », énumère A. le regard perdu. « On n’avait pas le droit de sortir. Je n’ai pas vu le soleil pendant 18 ans », ajoute-t-il en regardant M. qui répond aussitôt : « je ne me suis pas lavé les cheveux pendant 7 ans, je crois. Un jour, je suis tombé sur un bout de fer alors j’ai pu les couper. Au fil des mois, les gardiens entraient dans les cellules avec des feuilles de menthe dans les narines, tellement ça sentait mauvais. En hiver, quand il neigeait ma cellule était inondée, je passais parfois 48 heures debout ».
Les jours, puis les mois, puis les années se sont enchaînés. Les gardiens se contentaient de nourrir, c’est un grand mot, les prisonniers qui mouraient à petit feu. « C’était ça leur torture : nous laisser mourir tout doucement. Leur seule consigne était de nous tenir enfermés. Un jour, au début, un détenu est tombé malade. On s’est dit que les gardiens n’allaient pas le laisser comme ça mais quand il est mort, on a compris. On tapait de toutes nos forces contre les murs. Le directeur est arrivé et nous a dit que ce n’était pas le premier. Des détenus ont dû rouler le corps dans une couverture et ils l’ont enterré eux-mêmes dans la coure qui était devenue un cimetière. Le directeur était un alcoolique, sadique. Il se réjouissait de nous voir ainsi. Il a demandé à ne pas être informé si un détenu était malade. Et quand ce dernier mourait, les gardiens avaient ordre de dire que « la bouteille de coca était cassée et qu’il fallait jeter les débris ». C’était un code pour qu’on ne sache rien mais on a vite compris ».
Puis un beau jour, 18 ans plus tard, la prison de Tazmamart a libéré ses détenus. Des « zombies » diront certains, ont franchi la porte, les mains dans le dos menottées, les yeux bandés, une djellaba sur le dos. Et le transfert a commencé. « Les choses ont commencé à bouger dans les années 90 avec la sortie du livre de Gilles Perrault « Notre ami le Roi ». On nous a rendus à nos familles comme ça. J’avais peur de l’avenir, de la vérité. Je ne savais pas si ma mère était vivante. J’ai des problèmes de vue, des bronchites », raconte M. « Moi j’avais beaucoup d’espoir mais je me suis rendu compte qu’on nous avait oubliés, abandonnés. Aujourd’hui, on n’a aucun droit, pas de retraite. A notre âge, on ne peut plus travailler. On a beaucoup souffert moralement. Je me rappelle que je ne dormais pas, je faisais des crises de nerf… C’est difficile de s’intégrer dans la société. Il n’y a que les associations qui nous apportent un peu de calme, de sérénité ».