Années de plomb à Figuig, oralité, amnésie ou autocensure

 

Années de plomb, années de braises, années « ne montre pas avec le doigt [1]« … tant d’appellations pour une réalité amère qui marque encore et pour très longtemps la ville de Figuig, une réalité malheureusement encore non écrite.

 

Séquelles et frustrations

Figuig a vécu toutes formes de tortures morales et physiques depuis les années 50 du vingtième siècle. En 1972-73, la ville était assiégée et quadrillée par l’armée. L’ampleur des souffrances endurées est difficilement descriptible. Imaginez des petits enfants qui reçoivent des coups de bottes et des coups de crosses de militaires. Imaginez leurs vélos aux pneus déchirés à l’aide des baïonnettes de ces mêmes militaires. Imaginez des vieux qu’on bastonne en groupe pour avoir osé dire que « notre gouvernement dormait et que notre pays était perdu ». Imaginez des ânes qui reçoivent des coups de crosses de l’armée bien entendu. Imaginez des maisons prises d’assaut et pillées. Imaginez des familles qui changent leurs noms de peur. Imaginez d’autres familles qui vont jusqu’à ne plus faire usage de leur langue tamazight (le berbère)… Ceci n’est qu’une facette d’une réalité horrible !

La ville qui a tant donné pour la libération du pays s’est vue récompenser ainsi, elle qui a perdu l’ensemble de son espace vital pour l’indépendance d’un Maroc qui l’a frustrée…

 

Auditions publiques, déception publiques ! Silence et révélations sous consignes

S’il y avait auditions publiques de l’Instance Equité et Réconciliation (I.E.R) sur les violations passées des droits de l’Homme pendant les années 60, 70, 80 et même 90, à Figuig, les témoignages ont porté sur les violations des droits de l’homme commises dans la région orientale en rapport avec les événements de 1963, 1973 et 1984 seulement.

Des gens ont parlé dans les locaux de l’association Annahda à Figuig. La majorité silencieuse n’a pas eu de micro pour s’exprimer. Elle s’attendait à ce que quelqu’un de ces gens parle un peu des autres et non pas, exclusivement, de lui-même ! Elle s’attendait à ce que quelqu’un de ces témoins, de ces victimes fasse ne serait-ce qu’une allusion aux souffrances de toute la population ! Hélas, rien n’a été fait dans ce sens ! Et comme la séance a été diffusée en différé à la télé, la censure a encore décharné le peu dit. Les gens se sont aperçus que même le peu dit a été censuré et ils ont compris qu’ils ont parlé en conformité aux consignes précises. Ils ne pouvaient donc pas tout dire !

Mais même pas une allusion au peuple ? Cela est dur à avaler ! On se disait « ouf ! Enfin ! Ils vont parler de nous ! » Malheureusement ils ont tout dit ou presque mais pas un mot sur les populations ! Ils ne sont  pas allés plus loin dans leurs révélations.

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Poids de l’oralité, amnésie ou autocensure ?

Comment exorciser notre malheur si l’on n’en écrit rien ? Comment l’extirper si ce n’est par l’écrit ? Va-t-on continuer à panser nos plaies sans pouvoir les refermer définitivement ?

S’il est vrai que la littérature orale n’est pas amnésique, s’il est vrai que l’oral enrichit par ses diverses variétés, par ses différentes narrations, par la vie qu’il donne aux événements relatés, il n’en demeure pas moins que l’oral déforme et il peut aussi passer sous silence des événements majeurs. L’écrit peut servir dans la durée et remédier à l’oubli et à la disparition des vrais témoins.

Mais jusqu’à quand allons-nous nous contenter de la transmission orale de notre culture, de nos malheurs et de tout note patrimoine ? Nos grands-mères et nos grands-pères qui avaient cultivé et entraîné leur mémoire à garder toute notre Histoire et notre civilisation sont entrain de disparaître l’un après l’autre et à eux succèdent des générations d’amnésiques !

Nos intellectuels semblent prendre des distances par rapport à cette réalité. Il semble même qu’une fois on se sent intellectuel, on se démarque de ses origines et des siens. M. Abed Eljabri, le grand philosophe originaire de Figuig, a beaucoup traité le match de football Algérie-Egypte en 2010 l’interprétant à outrance et y voyant un déclin de la nation arabe qui lui est très chère, en revanche il n’a jamais osé écrire une seule ligne même dans ses mémoires d’autobiographie sur les malheurs qui se sont abattus sur Figuig et bien entendu sur bien des régions comme Figuig. Le match de football vaut, pour lui, plus que les siens à Figuig ou dans le reste du pays. Ce silence n’est-il pas complice ?

 

Caricature de Pali

 

A-t-on oublié ou joue-t-on au dangereux jeu de l’oubli ? Une  mémoire cicatrisée ou tatouée reste impossible à effacer, elle se tait puis elle ressurgit  du fond de l’âme et du fond des âges.

L’argent semble compenser les souffrances de certains et aujourd’hui on situe toute action dans le cade de la réconciliation nationale, une expression qui est très en vogue. Une petite campagne de nettoyage de rues ou de formation au profit de trois ou quatre femmes se situe dans ce très grand cadre. Argent, logement, emploi voilà de quoi jeter notre passé et notre âme dans les gouffres de l’oubli ! Nos malheurs et nos souffrances, nous les  portons à l’intérieur de nous. Même si nous voulons oublier ce passé, lui, il ne nous oubliera pas.

Nous ne pleurons pas notre passé, nous cherchons à le comprendre et à le (re)valoriser dans ses malheurs, ses peines et ses joies.

Qui en dehors de nous saura écrire notre Histoire ?

Une histoire non écrite est une histoire non reconnue.

 

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